Agence des 50 pas géométriques : Un avenir compromis ?
Rencontre avec Hervé EMONIDES et Didier YOKESSA, respectivement directeur et chargé d’opérations à l’agence des 50 pas. Ils se sont confiés sur le devenir de la zone des 50 pas géométriques. En comprenant, l’histoire et en analysant le présent, la Martinique pourra faire évoluer ces littoraux vers un futur plus équilibré où les collectivités, les experts et les habitants auront pensé des solutions pour protéger cette zone et à l’inscrire dans une dynamique plus durable.
Histoire
Les 50 pas sont une donnée géographique, d’une largeur de 81,20 mètres comptés à partir de la limite du rivage de la mer, cette zone fait souvent les unes de l’actualités locales.
Historiquement, nous parlions des 50 pas du roi comme une zone militaire, de défense et de ravitaillement et ce, à l’époque de Louis XIV. Elle est devenue au fil des siècles une zone de protection notamment dans quelques départements d’Outre-mer.
La « métropole » n’étant pas sujette aux risques insulaires, les fameux 50 Pas géométriques ont disparu au profit de lois littorales. Elle a donc été maintenue en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique et à la Réunion.
Les 50 pas étaient considérés, jadis, comme étant une zone vierge ayant pour but de gêner la progression éventuelle d’une troupe étrangère, ou d’attaquer l’ennemi et d’être un espace où il était possible de se servir en bois.
Lors de la colonisation, il apparait une forme de défrichement notamment pour l’agriculture, pour la construction d’usines, et d’industries en bord de mer afin d’exporter le coton, le rhum, le sucre, le café par la mer. C’est alors la genèse d’une installation littorale qui sera réglementée pas des « conventions » entre les gouverneurs et les occupants grâce à des concessions.
Lors de l’abolition de l’esclavage, les 50 pas géométriques vont être occupés partiellement par des esclaves affranchis qui vont éprouver pour certains le « besoin » d’habiter non loin de leurs lieux de travail et pour d’autres, car ils n’avaient plus trop le choix, la meilleure terre étant déjà été prises par d’autres. En Martinique, des crises agricoles et sociales marquent les années 1870-1900.
Pendant cette phase de transition, la population va saisir des opportunités sur cette frange littoral. En plus d’avoir un terrain à la campagne, certains entrevoient l’importance d’acquérir un terrain près de la mer. Le rapport campagne/ville intègrera la mer dès lors. La population va commencer à « barrer un morceau de terrain » pour y implanter une partie son bétail et/ou de son jardin. Cette occupation, au départ, illicite va se transformer en occupation de fait. Ayant pour résultats notables, la création de quartiers sur le littoral.
Encouragée par les crises successives et la départementalisation en 1946, l’exode rurale va précipiter, une grande partie de la population martiniquaise à se réapproprier la zone côtière. La population quitte la compagne pour se rapprocher des villes qui sont pour 27 d’entre elles, en Martinique, des communes littorales. Les littoraux vont être bouleversés par le gonflement incessant des bourgs. Les gens descendent en ville pour se rapprocher des usines, des écoles et des administrations.
Le martiniquais a depuis peu renoué avec la mer et cet exode a aidé d’une certaine manière à cette réconciliation.
Une agence – un territoire – une vision
L’agence des 50 pas géométriques voit le jour législativement en 1996. Cependant, la mise en place de l’agence se fera quatre ans plus tard, en 2000. Garante d’un diagnostic sur notre île, elle procède, pour ce faire à un relevé global du littoral martiniquais grâce à la cartographie, la photographie, le recensement, et grâce à des études sociales. En effet, jusqu’à la création de l’agence, il y a des quartiers et des espaces se situant sur le littoral qui n’étaient même pas identifiés.
Sur cette frange, il y a plus de 15 000 constructions qui hébergent plus de 10 % de la population. La zone des 50 pas géométriques représente, sur notre île aux fleurs, plus de 1 000 hectares hors forêt domaniale, mais 3 500 hectares avec cette forêt.
Durant le siècle passé, l’administration a «laissé permettre » à la population, l’occupation de ces 50 pas géométriques, en sachant pertinemment qu’elle avait le pouvoir quand elle le voudrait de les faire partir. Les gens savaient aussi qu’ils étaient sur un terrain « Etat ». Et certains occupants précaires se sont appropriés ces 50 pas du mieux qu’ils le pouvaient, en aménageant le lieu et en le vivant le jour le jour. Ils ont construit petit à petit par l’intermédiaire de « koudmen ». Ils ont construit avec une grande dignité qui force le respect.
En 1955 en versant les 50 pas dans le domaine privé de l’Etat une première vague de régularisation de titres officieux est entreprise par l’Etat par une « Commission de Validation des Titres ». En 1986, par la loi littorale, les 50 pas sont reversés dans le domaine public imprescriptible et inaliénable. Constatant la subsistance de titres illicites, l’Etat par la loi de 1996, réactive la « Commission de Validation des Titres ». Certains occupants avaient, en effet, des titres datant d’avant 1986, écrits et rédigés par des notaires. L’Etat a donc par le biais d’une commission validé ces titres-là, qui étaient d’ailleurs « quelquefois une signature sur un bout de papier ».
Didier Yokessa insiste, l’agence des 50 pas n’est pas propriétaire de cette zone, elle en est juste le gestionnaire. L’Etat reste le propriétaire du foncier.
Un futur compromis ?
Avant très peu populaire, cette frange va progressivement devenir très attractive. Aujourd’hui, il y a une pression sur cette zone de plus en plus forte, liée à l’érosion et à d’autres facteurs qui font couler beaucoup d’encre.
Quel sera le devenir de l’agence des 50 pas, chargée de réguler et de régulariser cette occupation ? Comment pourrons-nous éviter tout accaparement illicite et tout anarchie incontrôlable ? Quel sera le futur de notre littoral en Martinique ?
Se pose, de même, la question du bon sens : la loi aujourd’hui, permet-elle de régulariser des espaces qui seront submergés demain ? Aujourd’hui, il manque d’une vision à long terme !
L’Etat, la sphère politique locale et nationale ont-elles réussi à prendre la mesure de la complexité et de la responsabilité de chacun par rapport à l’avenir de ces espaces aujourd’hui menacés ? La loi est-elle en accord avec les défis présents et futurs de cette zone ?
Selon Hervé EMONIDES, le directeur de l’agence des 50 pas, non, la loi n’est pas en accord avec les enjeux majeurs qui attendent cette zone.
Depuis 1996, en fonction des critères édictés par la loi de 1996, l’agence a mené la régularisation des personnes ne possédant pas de titre. Ce processus est quasiment achevé, aujourd’hui. Cependant, les études d’aménagements et de faisabilité réalisées par l’agence font resurgir deux priorités actuelles, le sous-développement et le sous-équipement de nombreux quartiers littoraux.
L’exposition aux enjeux environnementaux sur le littoral et la nécessité d’intervenir pour entreprendre le déplacement de la population en danger puis le transfert d’occupation vers des lieux plus sécures sont aussi des enjeux majeurs pour la Martinique de demain.
La priorisation des orientations de la gestion des 50 pas géométriques concerne :
- des problématiques de risque
- des problématiques d’un sous-développement de zones défavorisées et/ou insalubres.
L’estimation du nombre de constructions exposées aux risques naturels graves menaçant la vie humaine peut varier de 20 à 2000 en fonction des critères retenus et des responsabilités des acteurs.
Ni l’état, ni les élus locaux, ne semblent avoir le même discours à ce sujet. La première étape du processus de réflexion des 50 pas géométriques n’inclurait-elle pas une vision commune à ce sujet ?
En ce qui concerne les problématiques de sous-développement des quartiers littoraux, l’évaluation du coût du « reste à faire », basée sur les études générales d’aménagement que l’agence a conduites et qui couvre la quasi-totalité des quartiers littoraux de la Martinique, s’établit a minima à 260 millions d’euros.
Quand on rapporte cela à aux moyens qui sont mis en œuvre pour réaliser les aménagements nécessaires pour rattraper ce retard ou la résorption de ces quartiers insalubres, il nous faudra une trentaine d’années pour parvenir à résoudre ce problème de sous-développement.
En 2030, où en serons-nous ? « Je ne sais pas, tout dépendra des moyens et des outils pour pouvoir traiter cette problématique » rétorque M. Emonides.
2015 voit l’apparition d’une loi appelée la loi ADOM*. L’article 27 de cette loi prévoyait le transfert progressif des 50 pas géométriques vers la Collectivité Territorial de Martinique, mais cet article a été pensé sous la forme de transfert de fonciers et non sous la forme de transfert de compétences.
L’assiette foncière de ces terrains serait transférée à la Collectivité, sans relever des problématiques de politique à mener derrière. Paradoxalement, il y a une impossibilité juridique de transférer les 50 pas géométriques à la Collectivité. Il semble qu’il a fallu attendre l’année dernière (2019) pour donner suite à l’impossibilité juridique de continuer un transfert vers la Collectivité. Les conditions légales avaient été bafouées les unes après les autres. Il était urgent de réfléchir à nouveau, au point de vue administratif et ensuite penser aux moyens qu’il faudrait mettre en place derrière pour savoir sur qui placer la gouvernance (Collectivité Territoriale, état, région, communautés d’agglomérations). Néanmoins, la plupart des acteurs semblent être en accord pour la préservation d’un outil pour mener à bien ces politiques. Et faire en sorte que l’outil, l’agence des 50 pas géométriques, puisse être compatible avec une nouvelle gouvernance et/ou transféré sous une nouvelle gouvernance avec des moyens suffisants.
À la question, les 50 pas géométriques, un futur compromis ? M. Emonides répond, « un avenir compromis, oui, car il faut se bouger pour secouer la machine administrative et législative pour pallier les urgences que connaît cette zone.»
Les défis pour le littoral de demain sont donc nombreux : innover, s’adapter, faire évoluer nos cultures constructives vers une gestion intégrée de nos spécificités insulaires.
Interview réalisée dans le cadre de la Mouïna Martinique n°22 en téléchargement