Dans sa rubrique « Fenêtre sur… », le CAUE de la Martinique a souhaité partager les ressentis d’un jeune diplômé en architecture, Thibaud Duval, par rapport à ses études d’architecture en Métropole. Notre but, au CAUE en créant cette rubrique est d’animer le débat et proposer des avis qui n’engagent que leurs auteurs. Nous sommes avant tout une structure qui met en avant des opinions afin d’avancer sur un même sujet sans pour autant prendre parti.
CAUE : Que retenez-vous de la période durant laquelle vous étiez étudiant en Architecture ?
Thibaud DUVAL : Les étudiants ultra-marins en architecture, venant faire leurs études en France, sont conditionnés et bridés dans un savoir-construire qu’ils ne pratiqueront plus jamais après leurs études s’ils retournent aux Antilles, notamment par rapport au climat. C’est valable pour la majorité des cursus qui prennent en compte la sensibilité culturelle, la façon de vivre, le savoir-faire ; en gros tous les corps de métiers !
Au début de leurs études, ils [les étudiants ultra-marins et futurs diplômés d’état en architecture] viennent avec une culture proche et en même temps différente de la France. Ils doivent intégrer une culture qui n’est pas leur, et rapidement sous peine d’être moqués. Lors de ma première année, je devais dessiner un projet, j’ai alors implanté la maison au milieu du terrain. En effet, aux Antilles, c’est banal de positionner une maison au milieu pour pouvoir jouir de l’espace autour, y tendre les linges, y installer un jardin créole, des arbres fruitiers, courir autour d’une terrasse périphérique, etc… Le professeur me rit au nez, sous prétexte qu’un architecte doit construire la limite du terrain, le bord. Ah fait mieux ! me dit-il. Et cela fait sens dans une culture métropolitaine urbaine. J’ai donc oublié ma façon antillaise d’habiter à ce moment ! J’étais dans une culture différente où je devais m’adapter au plus vite. Par exemple, ouvrir la maison au Sud et la fermer au Nord. Tandis qu’en Martinique, nos réflexions sont un peu plus différentes.
Admettons que cela est fort enrichissant car l’ouverture au monde est très stimulante et permet d’acquérir une culture, une réflexion sur le monde mais aussi sur nos îles. Ce qui fait notre faiblesse fait aussi notre force, nous avons le pouvoir de jouir d’une double-vision, d’une double-culture.
Ainsi, pendant des années, les ultra-marins sont formés à des éléments auxquels ils n’ont jamais été confrontés pour les apprivoiser et les comprendre. Je parle de la culture, du climat, de la façon de vivre. Pour beaucoup d’entre nous, c’est lors de notre première année d’études supérieures en France, que l’on connait les vicissitudes de l’hiver, pour la première fois.
Nous apprenons une façon de penser un type d’architecture propre à la région où nous étudions. L’architecte doit être un traducteur qui doit s’adapter aux besoins, et cette richesse durement acquise nous permet de devenir de meilleurs concepteurs afin de comprendre les besoins de nos futures maîtrises d’ouvrage.
CAUE : Quels sont les risques selon vous de cet enseignement inadapté quoiqu’enrichissant pour un jeune diplômé qui souhaite exercer aux Antilles ?
TD : Le risque, qui s’avère être une réalité, c’est de voir de jeunes concepteurs revenir au pays, et construire comme ils ont appris, c’est-à-dire de faire une sorte de copier/coller d’une architecture tempérée dans un contexte différent et aux antipodes de leur culture originelle. Un jeune architecte formé en Métropole désapprend une façon de vivre qu’il a connue au profit d’une autre pour le besoin de ses études. Toutefois, à son retour, il devra en quelque sorte « réadapter » les notions apprises en les mettant au service d’un contexte social, sociétal et climatique différents.
Ce qui peut paraître aberrant durant leur formation, c’est que le parasismique, l’anticyclonique et le confort en milieu tropical ne sont point abordés, ou très peu.
Les écoles ont des politiques différentes. Certaines ENSA (École Nationale Supérieure d’Architecture) poussent les étudiants vers une quête identitaire et culturelle, heureusement !
À la fin de nos études, nous, jeunes architectes ultra-marins, ne sommes pas armés face aux défis tropicaux et devrons apprendre sur le tas, lors d’un retour au pays natal difficile et controversé.
Si le travail de réflexion n’est pas mené, il est possible de subir une forme d’acculturation intellectuelle. Un phénomène qui se produit de façon internationale en voulant reproduire partout la même chose et de la même façon.
CAUE : Pouvez-vous nous citer des exemples de ce que vous appelez «acculturation intellectuelle»?
TD : Par exemple, quasiment tous les projets architecturaux de grande ampleur, aux Antilles françaises, sont pensés par des architectes métropolitains, qui connaissent peu les outre-mer, et qui s’escriment à faire une architecture hors contexte de style international. Prenons l’exemple de la Martinique, avec notamment la Tour Lumina, appelée la «tour infernale» car peu adaptée au climat. C’est un des plus grands gratte-ciels de la Caraïbe, qui a été conçu par un cabinet à Annecy, puis le plateau technique du CHUM (Centre Hospitalier Universitaire de Martinique), principal hôpital en Martinique, qui a été conçu par une agence parisienne, ainsi que la Cour d’appel dessinée par un célèbre architecte parisien. Je reconnais la qualité architecturale, la technicité et le savoir-faire des projets mentionnées ci-dessus. Mais quel est le retour d’expérience de la population ? Sont-ils adaptés au climat, à notre façon de vivre, à notre génie du lieu ?
Philippe Zourgane, architecte réunionnais et co-fondateur de l’agence RozO, explique ce phénomène. Cela se traduit « par une séparation des tâches imparables : le petit bâtiment revient au quidam local, celui de prestige échoit à une agence parisienne, connue si possible, qui trouvera des relais avec les grosses agences locales de l’île où s’inscrit le projet ».
Par conséquent, on assiste à la réalisation de projets, certes très novateurs, mais peu adaptés dans les contextes climatique et social dans lesquels ils s’inscrivent. Nous verrons du béton coulé à profusion, des boîtes de verre qu’il faudra refroidir, etc. Il faut une fois de plus nuancer le propos, car beaucoup de nos structures sont petites, fébriles et mal organisées.
Les architectes parfois s’isolent et craignent de voir le concurrent reprendre le style de leurs confrères.
Toutefois, il existe de très beaux projets intégrés, tels que le Centre Jean-Marie Tjibaou, à Nouméa, pensé par Renzo Piano, architecte italien mondialement connu, ou le rectorat des Antilles-Guyane pensé par Christian Hauvette, architecte parisien avec la collaboration de Jérôme Nouel. Ainsi, il faut que tout architecte qui travaille sur un site aux Antilles, et à travers le monde d’ailleurs, s’imprègne de la culture du lieu et de son génie. L’acculturation émerge quand un architecte produit un édifice qui oublie le lieu. C’est d’autant plus grave quand le peuple, qui vit le lieu, accepte ce dernier sous prétexte d’une avancée quelconque. L’acceptation de cette acculturation est un génocide des modes de vie des habitants. La frontière entre ce phénomène et le progrès est mince.
Le progrès peut-il changer les façons d’habiter d’une population ? Le cas échéant, nous oblige-t-il à vivre en rupture totale avec notre environnement et notre histoire ?
Voici, les questions que je me suis posé à l’aube d’un retour au « péyi » tant désiré ! Il faut partir de son rocher, pour voir que c’était une pierre précieuse !
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